Anti-cute et magnétique, le regard de l’enfant chez Paula Modersohn-Becker

Le rideau vient de tomber sur l’exposition « Paula Modersohn-Becker, l’intensité d’un regard » au Musée d’Art Moderne de Paris, mais il semble pourtant que dans la salle certaines lumières brillent toujours d’un même éclat. C’est qu’une quinzaine de petits protagonistes persistent à hanter la scène de notre mémoire en nous fixant au fond des yeux. Sous le pinceau de Paula Modersohn-Becker, artiste allemande méconnue et disparue prématurément, germent dès l’aube du XXème siècle les fondamentaux de l’expressionnisme. Cette touche avant-gardiste atteint son point d’orgue dans la représentation de l’enfance : émancipé de tout carcan familial, historique, politique ou social, l’enfant est pour la première fois représenté pour lui-même et doté d’une profondeur existentielle inédite. Magnétique, grave et emprunt de mélancolie, le regard de l’enfant capture le nôtre comme si tout le reste, évanescent, n’était qu’accessoire. Médiateur entre le corps et l’âme, cette pupille hiératique et fantomatique ne nous quitte pas des yeux, fascine, et pourtant toujours se dérobe…

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Pierre-Auguste Renoir, L’enfant et l’oiseau, 1882, huile sur toile.

En 1882, Renoir peint L’enfant à l’oiseau et contribue à une rupture importante avec la représentation traditionnelle de l’enfance. Ni enfant-Dieu ni enfant-de, mais enfant tout court, cette petite fille est représentée pour elle-même et non en tant qu’adulte en devenir. D’une touche fraîche et spontanée, Renoir offre l’espace de sa toile à un paisible moment de jeu qui rend à l’enfance sa part de malice et de candeur, drapée d’un costume et d’accessoires orientaux, tenant du bout de la main un oiseau. Le papillon a éclot de son cocon familial avec la fraîcheur et la mignonnerie d’un premier envol auquel on pardonne avec bienveillance ses maladresses et ses bêtises. Touche après touche, l’enfant est émancipé de la tradition picturale pour devenir un sujet à part entière. Mais est-il pour autant émancipé du monde des grandes personnes ? Pas si sûr. Car si l’enfant est seul sur scène, il n’en est pas moins vu à travers les yeux d’un adulte, dans une condescendante superficialité qui à grand renfort de mignonnerie fige l’enfance dans la sphère du cute comme pour permettre au spectateur de mieux se conforter dans son statut prétendument supérieur d’adulte par contraste avec cet être aussi vulnérable et attachant qu’un chaton – de la même manière que la femme est presque exclusivement représentée à travers le regard érotisant des hommes.

Une vingtaine d’années plus tard, Paula Modersohn-Becker effectue plusieurs séjours à Paris : même sujet, angle de vue bouleversé-les mirages de la mignonnerie s’évaporent. À la verticalité de point de vue qui règle tacitement la représentation de l’enfant jusqu’alors, Paula Modersohn-Becker substitue une troublante horizontalité qui met le regard de l’enfant et celui du spectateur au même niveau, dans un face à face frontal et troublant. Fond bouché, cadrage resserré… toute la composition converge vers deux points de fuite magnétiques, aussi fascinants que déroutants. Figés dans une gravité mutique ou dilués dans les nimbes de la mélancolie, les yeux des enfants nous fixent avec insistance, comme s’ils étaient l’émanation d’une conscience supérieure venue nous délivrer un message. Happés par l’abîme énigmatique de ces pupilles sans fond, nous tentons d’en percer le secret. Mais à mesure que l’on s’y plonge, le regard se défile, impénétrable.

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Portrait de jeune fille, les doigts écartés devant la poitrine, 1905, tempera sur toile.

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Visage d’une jeune fille, 1907, huile sur toile

En réaction à la crise existentielle qui traverse l’Europe à l’aube d’un siècle nouveau, Paula Modersohn-Becker inverse la courbe de la croissance : pourquoi les adultes auraient-ils le monopole de la sagesse ? Derrière le masque facile et so déjà vu de l’innocence et de l’insouciance, Paula Modersohn-Becker laisse scintiller au grand jour le sérieux de l’enfance, habitée d’une conscience aiguë et innée des choses avant d’être étouffée sous le poids fallacieux de l’accumulation successive d’étiquettes sociales. Est-ce à dire que l’enfance incarne la quintessence de l’existence humaine… ?

En allemand, l’enfant n’a pas de genre (Das Kind). Ni elle ni lui, il est autre, neutre, vierge, indéfini, universel. Par-delà le genre, la classe sociale ou même leur apparence physique, ces portraits n’ont rien de particulier à raconter. Mieux, ils vibrent par eux-mêmes, tous animés du même éclat mystérieux et détaché des réalités matérielles. Pourtant, ces pierres si pures sont serties sur un paysage dévasté : trous, sillons, tâches… le relief de la pâte, travaillé au glacis voire directement à la hampe du pinceau, donne à la peau de ces jeunes visages l’apparence d’une croute écorchée qui entre en résonnance avec l’écorce des arbres qui peuplent l’arrière-plan de certains portraits. Il devient dès lors impossible de ne pas voir que l’objet du tableau n’est pas de représenter l’apparence d’un enfant, mais de faire surgir de son regard une âme habitée dont les tourments intérieurs propagent alentours leurs stigmates, marquant prématurément son visage juvénile.

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Jeune fille avec un chat dans une forêt de bouleaux, 1904, huile sur toile.

 

Une tension dramatique est alors exaltée par le décalage entre le reflet insaisissable de l’âme et la matérialité sans concessions du corps, entre la puissance du regard et la débilité de son réceptacle, entre cet esprit hors du temps et de l’espace et ce petit corps étriqué dans lequel il étouffe. À cette contradiction entre le corps et l’esprit prend sans doute racine la mélancolie qui traverse la plupart de ces regards : la pensée et les émotions surgissent des corps et le pétrissent ; nous voilà au cœur-même du portrait expressionniste. Bien que figuratifs, ces portraits d’enfants entrent dès lors dans le registre du spirituel, de l’abstrait, du sacré. Clé de voûte de l’œuvre, ces regards magnétiques, insondables et pour certains fantomatiques sont cernées par des amandes stylisées. Le reste du visage, dont les traits empruntent leur épure aux masques sacrés de l’Égypte antique, laisse au regard sa prédominance expressive. La sacralité de ces pupilles est confortée par une pose hiératique là aussi inspirée des arts premiers, que ponctuent divers accessoires ou objets ayant valeurs d’attributs symboliques à la signification inconnue. Avec le regard pour centre névralgique, la solennité de ces portraits élève leurs petits sujets au statut d’icônes, et l’enfance au statut de métaphore existentielle.

Au regard de l’enfant répond celui des chats qui habitent certains portraits. Ici encore, point de mignonnerie ni de lolcat en vue : l’épure de la représentation préfère au mimétisme ou à la facilité narrative un surgissement expressif et énigmatique qui rend au chat la sacralité que lui conférait l’Égypte antique. Le chat n’est pas représenté, le chat pense et son secret semble aussi impénétrable que l’expression de l’enfant qui le tient dans ses bras.

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Chat tenu par un enfant, 1903, tempera sur toile.

 

Dans l’œuvre de maturité de Paula Modersohn-Becker, il semble que ces âmes venues d’ailleurs et échouées dans des corps qu’elles flétrissent prématurément aient enfin retrouvé leur paradis perdu. Au contact d’une nature préservée, d’une faune et d’une flore aux couleurs vives, ces âmes pures retrouvent une harmonie jusqu’alors perdue et corrompue par la modernité, sans pour autant rien perdre de leur solennité sacrée. Témoignant de l’influence de Gauguin, l’âme et le corps semblent vibrer d’une même d’une poésie intérieure, embrassant de larges plages colorées cernées par des contours épais. Le regard n’a certes pas perdu de sa gravité, mais semble avoir trouvé sa place dans un état de nature paisible, figé hors du temps et de la civilisation. Entre paupières closes et iris noir et blanc, la paix intérieure retrouvée tutoie le souvenir aigu du drame de l’existence.

 

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Deux petites filles nues, debout et agenouillées, devant des pavots II, 1906, détrempe sur toile.

 

 

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Jeune fille nue assise avec des vases de fleurs, 1906-1907, détrempe sur toile.

 

Ironie tragique, le regard de Paula Modersohn-Becker s’éteint tandis qu’elle vient de donner naissance à son premier enfant. Étoile filante de l’art moderne, elle allume le regard de l’enfant d’une profondeur existentielle qui confine au sacré et l’élève au rang de métaphore d’une condition humaine à l’état brut. Vestiges d’une harmonie perdue, ces regards mélancoliques reflètent avec une conscience aiguë la décrépitude du monde des adultes, amnésiques de leur pureté originelle. « Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) » Sur ces mots de Saint Exupéry, formulons le vœu que cette quinzaine d’étoiles doubles brillent encore assez longtemps pour nous préserver de l’oubli…

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