Magritte à Pompidou, une fenêtre ouverte sur l’illusion

Une girafe dans une coupe en cristal, des trompe l’œil à gogo et la fameuse pipe qui n’en est pas une… Le caractère incongru, surprenant et humoristique de l’œuvre de Magritte peut aisément être lu à travers la même grille que l’esthétique what the fuck en vogue sur le web. Ajoutons à cela un traité « réaliste », un nom connu de tous, un lieu d’exposition à la réputation mondiale et vous obtenez le blockbuster culturel de la rentrée. Gratuite et immédiate l’œuvre de Magritte… ? C’est précisément le contraire qu’entend montrer le Centre Pompidou à travers la rétrospective « Magritte, la trahison des images », du 21 septembre 2016 au 23 janvier 2017. En battant en brèche les raccourcis, le Centre Pompidou se paie l’audace et l’ambition de ne pas céder à la facilité et au divertissement. Son angle d’attaque ? La philosophie comme clé de voûte de l’œuvre de Magritte. Du haut de cette centaine d’œuvres, des milliers d’années de théorie de l’art et du langage nous contemplent, de la Caverne de Platon à Michel Foucault sans oublier Alberti, que l’œuvre de Magritte contredit magistralement. Dans le système de pensée de l’artiste, l’altérité entre mots et images n’a plus lieu d’être et la mimesis est la plus belle incohérence qui soit. Le pinceau affuté, l’œuvre de Magritte se veut cosa mentale et n’a de cesse de clamer la supériorité des images sur les mots. Le tableau n’est pas l’illustration d’une pensée mais une pensée en lui-même, dont l’impact visuel prend la force d’une allégorie. La récurrence de motifs tels que de la porte, la fenêtre, les rideaux et les serrures n’a donc rien d’une monomanie mais constitue plutôt –au pied de la lettre- une clé de lecture, un cadre, une ouverture vers l’inconnu pourvu que l’on veuille bien en franchir le seuil…    

Si Magritte était une plaisanterie, ce serait sans doute une blague au second degré. Si Magritte avait une casquette, elle serait double et flanquée de l’inscription « peintre-philosophe ».

La formule magique de Magritte ? Détourner des objets du quotidien, les représenter de manière rigoureusement réaliste et les associer à d’autres mots ou objets en apparence sans rapport les uns avec les autres. Ce décalage absurde teinte l’œuvre de Magritte d’un ton humoristique qui donne au néophyte l’impression d’une œuvre à la fois immédiate et agréable aux yeux, d’où la sympathie que Magritte inspire au grand public. Au mieux, quelques-uns colleront à ses œuvres l’étiquette de surréaliste à la sauce Breton, pensant à tort que les associations incongrues de mots et d’images ne répondent qu’à un automatisme psychique dénué de sens venu tout droit de l’inconscient.

Or, l’œuvre de Magritte se dérobe totalement de ces grilles de lecture spontanées pour qui sait y reconnaitre les sous-bassement théoriques et philosophiques. C’est précisément le challenge que s’est fixé le Centre Pompidou en nous faisant (re)voir l’œuvre de Magritte à travers les références aux textes théoriques, mythiques ou philosophiques qui tissent la véritable trame de ses toiles. Guidée par l’ambition d’être un « peintre-philosophe », la pensée de Magritte est toute entière focalisée sur le rapport de force entre l’image et les mots, entre l’illusion de la représentation et une quête de vérité. Son objectif ? Poser le cadre d’un problème à résoudre, ouvrir grand la fenêtre de l’illusion et déverrouiller avec ou sans clé la porte d’une perception authentique de la réalité, attribuant ainsi à la peinture une fonction maïeutique qui met l’image au même rang que les mots et la philosophie. Si les images ont la même valeur que les mots, alors les images sont autant d’allégories de la peinture et de la pensée. Le motif récurrent des portes, rideaux, fenêtres et clés sont donc à prendre au pied de la lettre puisqu’ils sont le cadre et le point de fuite de l’œuvre de Magritte, à la fois énigme et solution.

L’HISTOIRE DE LA POULE ET DE L’OEUF

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Variante de la tristesse, 1957, huile sur toile.

Des mots ou des images, qui précède l’autre dans l’apparition de la pensée ? Pense t-on avec des mots ou des images ? Les mots sont ils la traduction de la pensée et l’image sa matière première ? Ou doit-on couper la poire en deux en concevant l’idée d’un continuum image-mot indissociable, de sorte que l’image n’est rien si elle n’est pas soutenue par les mots et que les mots ne sont que des coquilles vides sans image ? L’histoire de la poule et de l’œuf.

« Une nuit […] je m’éveillais dans une chambre où l’on avait placé une cage et son oiseau endormi. Une magnifique erreur me fit voir dans la cage l’oiseau disparu et remplacé par un œuf. Je tenais là un nouveau secret poétique étonnant, car le choc que je ressenti était provoqué précisément par l’affinité de deux objets, la cage et l’œuf, alors que précédemment ce choc était provoqué par la rencontre d’objets étrangers entre eux.»   

Le processus de pensée et de génération du langage est un leitmotiv de l’œuvre de Magritte, car au cœur même de sa quête de vérité. Si au début de sa carrière, l’association libre entre mots et images relève bien de la fameuse association Bretonienne « d’une machine à coudre et d’un parapluie », sa réflexion s’éloigne progressivement de l’absurdité du langage et de la libre association au contact de la scène philosophique, la publication de Ceci n’est pas une pipe de Michel Foucault en 1973 marquant un point décisif dans l’évolution de son oeuvre. Progressivement, les tableaux ne sont plus seulement une illustration de l’énigme de la pensée ou de l’absurdité du langage mais des présentations, des processus de pensée en eux-mêmes, ou du moins une tentative de percer son mystère en mettant directement les mains dans la grande bouillie neuronale d’où accouchent pensée et image afin de remonter aux racines et toucher du doigt (ou du pinceau) le saint Graal de la Vérité, soit l’idéale adéquation entre une proposition et la réalité à laquelle cette proposition réfère.

Le tableau-pensée intitulé Le Masque vide représente, posé au sol sur un fond neutre, un cadre aux contours aléatoires formé du rapprochement bancale de quatre compartiments dont chacun correspond à un élément de la composition d’un tableau, élément signifié par un ou plusieurs mots tracés au milieu de chaque compartiment. Le tableau est donc mis en abyme et à mal : le cadre est une fenêtre ouverte sur quatre autres petites fenêtres aveugles, qui ne débouchent sur rien d’autre que la surface plane et vide de la toile. La « fenêtre ouverte sur le monde » d’Alberti n’est rien de plus ici qu’un bien nommé masque vide.

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Le Masque vide, 1928, huile sur toile.

Si au premier abord, le tableau peut évoquer une dénonciation de l’arbitraire du langage, il est en réalité construit avec la rigueur et l’efficacité d’une démonstration mathématique : que nous montre cette toile sinon la vacuité du langage et sa ridicule prétention de se suffire à lui-même ? Pris au pied de la lettre, les mots sont à la pensée ce que la charpente est à une maison. Pourquoi la charpente revendiquerait elle sa suprématie sur le reste de la maison alors qu’elle n’est que la partie indissociable d’un tout ? Les mots peuvent s’efforcer tant qu’ils veulent à construire des cadres, des compartiments, des catégorisations, ils ne sont jamais que des coquilles vides, des étiquettes qui aiment à se convaincre qu’elles désignent la réalité là où elles se condamnent à la masquer. Cette toile ne peut tenir debout qu’en faisant preuve d’imagination, en associant mentalement une ou des images aux mots écrits sur le tableau. Les mots seuls ne peuvent donc se passer d’images pour atteindre la Vérité.

Adieu la docte supériorité de la Littérature sur la Peinture, voire même le clivage entre les deux disciplines : les mots seuls ne permettent pas d’atteindre la Vérité tandis que l’œuvre d’art est pensée. En considérant la pensée comme un continuum mot-image et vice-versa, Magritte fait tomber le mythe de l’arbitraire entre signifiant et signifié. Tel des hiéroglyphes, images et mots ne font qu’un. Les mots fixent un cadre là où l’image insuffle le mouvement, opposition dialectique de laquelle seule peut accoucher la Vérité. L’image est donc au mot ce que l’oral est à l’écrit : mouvement, vie, processus, là où l’écrit seul pétrifie la pensée. Les tableaux de Magritte sont donc à la peinture ce que les dialogues Platoniciens sont à la philosophie, à la différence près qu’à la joute verbale entre deux être humains d’avis contraire se substitue l’opposition entre mot et image.

LA FENETRE OUVERTE SUR L’ILLUSION

Si les mots ne sont pas supérieurs aux images et que la pensée est le fruit d’un continuum dynamique mots-images, alors l’image seule est aussi illusoire et vaine à atteindre la réalité que des mots couchés sur une toile. Si les mots pour eux-mêmes sont des masques, les images seules ne sont rien de plus que des fenêtres ouvertes sur l’illusion. Il n’y a donc rien de plus faux que de prendre une image illusionniste en tant que telle pour vraie. Cette affirmation, en apparence paradoxale et mettant sur le tapis tout l’héritage théorique de la Renaissance et de l’Antiquité, est démontrée avec brio dans les célèbres Promenades d’Euclide.

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Les Promenades d’Euclide, 1955, huile sur toile.

La fenêtre du tableau s’ouvre grand sur un paysage urbain : au premier plan une tour médiévale impose sa frontalité tandis que fuit vers l’horizon une route en perspective. Sauf qu’avant cette fenêtre, notre regard en traverse une première que nous n’apercevons pas au premier coup d’œil : celle d’une toile trompe l’œil qui reproduit si fidèlement la vue depuis la fenêtre que la toile est en continuité parfaite avec la réalité. Seules les extrémités supérieures et inférieures du chevalet ainsi que la bordure externe de la toile nous permettent de percevoir qu’il s’agit d’un tableau placé devant la fenêtre. Une proposition en adéquation parfaite avec la réalité à laquelle elle réfère, voilà atteinte la Vérité ! Mais n’est-ce pas paradoxal de parler de vérité à propos de ce qui n’est qu’un trompe l’œil… ? Évidemment que si, et c’est bien ce qu’entend démontrer Magritte avec cette célèbre toile. Comment le tableau posé devant la fenêtre peut il à ce point mettre à mal la différence entre dedans et dehors ? Comment une surface en deux dimensions peut elle se fondre parfaitement dans une réalité en trois dimensions ? Comment concevoir qu’une image soit parfaitement conforme aux normes de représentation tout étant absurde ? Le Vrai, le Logique et le Beau devraient-ils finalement être dissociés ?

Face à cette perte de repères, nous voilà étonnés, captivés, décidés à résoudre ce mystère. Car pour que tout ce paysage en trois dimensions rentre dans la surface réduite et en deux dimensions de la toile, il y a nécessairement une opération de transformation, de médiation, et pas seulement de réflexion passive. Cette médiation n’est autre qu’une transformation mathématique, une opération parfaitement logique et rationnelle qui converti la 3D en 2D nommée perspective artificielle, héritage fondamental de la Renaissance qui a posé les bases de tout l’art moderne. La perspective artificielle, ordonnancée à partir d’un point de vue unique, est articulée autour d’un point de fuite représentant l’infini vers lequel toutes les lignes du tableau convergent. Drôle de méthode que d’imiter la réalité en la déformant ! Car étant donné que toutes les lignes doivent converger vers le point de fuite, c’est toute la réalité qui est transfigurée pour être contenue dans la fenêtre du tableau : la mesure des objets, la valeur des angles, le parallélisme des droites… tout est travesti pour faire illusion.

Les ficelles du tour de magie sont dévoilées, le rideau tombe. Il ne reste plus à Magritte qu’à s’amuser avec les codes pour parachever sa démonstration. Pour cela, il utilise la correspondance de forme entre le toit en pointe de la tour et le tracé de la route : les deux objets sont d’une forme conique rigoureusement exacte, ont la même dimension sur le tableau, et au modelé de la tour répond l’ombre dégradée des immeubles le long de la route. Si bien que les objets ne se trouvant absolument pas au même plan, n’ayant pas la même taille et étant totalement dissemblables dans la réalité, l’un étant convexe et l’autre plat, la route semble pourtant représentée en symétrie axiale parfaite par rapport à la tour : blanc bonnet, bonnet blanc.

Encore une fois, tout est logique, les codes rigoureusement appliqués, mais produisent un résultat incohérent : l’illusion d’optique ainsi créée assimile deux énoncés dont on a l’impression qu’ils sont identiques à une seule et même réalité : un cône gris dans l’espace. Nous voilà donc au comble de la fallacieuse mimesis, qui avec pour clé de voûte la perspective artificielle, qui a imposé ses lois absurdes sur la peinture pendant des siècles. Qu’il est beau/faux ce point de fuite représentant modestement l’infini alors qu’il ne débouche que sur une impasse !

Et si l’on osait déplacer son point de vue et regarder la surface de la toile depuis un autre point, la surface de la toile se confondrait elle toujours autant avec la réalité en suivant notre regard ? Évidemment que non. La raison ? La perspective centrale est toute entière basée sur le présupposé d’un point de vue unique. Le peintre a représenté sa composition depuis un point de vue précis que le spectateur doit identifier et par lequel est il est obligé de contempler le tableau, faute de quoi la magie ne prendra pas, comme nous le rappelle ce chroniqueur commentant l’expérience de Brunelleschi devant le baptistère de Florence en 1425.

« Comme le peintre doit supposer un seul point pour voir sa peinture, tant en hauteur qu’en largeur et de biais comme de loin, afin qu’on ne pût se tromper en la regardant, puisque tout changement de lieu entraîne une vision différente, il avait fait dans le panneau supportant cette peinture un trou au point exact où frappait le regard. »

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Filippo Brunelleschi, illustration de l’expérience menée à Florence en 1425.

Nous voilà donc enchaînés à un point de vue unique, à un schéma mental unilatéral pour que la tromperie fonctionne là où la peinture était censée au contraire nous ouvrir une fenêtre sur la réalité et la Vérité ! En poussant les codes jusqu’à leurs limites, Magritte prend le tableau à son propre piège, la fenêtre sur l’histoire se referme sur elle-même et nous oppresse. Étant donné que le modèle qui inspire la toile est lui-même une représentation, nous nous trouvons donc ici devant une mise en abyme qui n’est qu’une démultiplication de simulacres semblables à ceux décrits dans la Caverne de Platon, dont chaque strate nous éloigne un peu plus de la Lumière-Vérité. À travers cette allégorie de la mimesis remarquablement menée, Magritte renverse les codes avec humour et démontre mathématiquement que rien n’est plus faux que l’imitation de la réalité. Mais cette Vérité en question, quelle est elle ? Qu’y a t-il derrière le rideau ? Quelle alternative Magritte propose t-il à la mimesis ?

SOUS LES RIDEAUX LA PLAGE ?   

Le jeu de duplication et de mise à nu des chimères réalistes est également à l’œuvre dans La Décalcomanie. Articulée autour d’un dualisme entre réalité et illusion, la toile présente sur sa moitié gauche un individu en costume nous tournant le dos, face à l’horizon azur. Sur la partie droite, le paysage est voilé par un rideau sur lequel est découpé le contour de la silhouette du même homme reproduite à l’identique mais vidée de sa substance, si bien que nous voyons la mer à travers l’empreinte laissée sur le rideau. Le symbolisme platonicien est évident : la toile symbolise le moment où l’individu parvient à se défaire des chaînes de l’illusion, symbolisées par le rideau de théâtre, pour déplacer son regard et voir ainsi la lumière de la Vérité et de l’infini en face. Piégé dans le monde des apparences, l’homme n’était qu’une silhouette, un fantôme. De retour à la surface, la lumière du soleil lui redonne consistance et réalité.

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La Décalcomanie, 1966, huile sur toile.

On peut également supposer que l’opération mathématique de duplication, de translation ou de symétrie mimée dans cette œuvre tourne en ridicule le fait que la peinture ne reproduit pas le réel mais le recompose à sa guise de façon mécanique, l’image produite étant donc à la fois logique et incohérente. Quant à l’effet de décalcomanie, qui nous donne l’illusion de voir double et différemment à la fois, il entend peut être faire un clin d’œil au point de vue unique et de point central. Ces derniers sont ici battus en brèche puisque la dualité du tableau présente deux réalités au lieu d’une. Quant à la perspective, elle est bouchée à droite par le rideau, à gauche par la silhouette de l’homme de dos, l’ensemble faisant éclater les principes d’unité de temps et de lieu pour redonner à la peinture le pouvoir symbolique qu’elle avait avant la Renaissance.

Dans ce tableau-symbole en diptyque, deux visions différentes s’affrontent : une, fantomatique, en creux, à travers laquelle on voit le paysage, une seconde, en plein, qui nous bouche la perspective, la même figure humaine étant sur le même tableau retournée comme un gant. Là se pose d’ailleurs la question de savoir si la partie gauche symbolise bien la Vérité. Certes, le personnage a déplacé son regard et contemple maintenant la réalité en face, mais pour mieux nous boucher la vue et nous forcer à voir à travers lui, car le resserrement du cadrage américain ne nous laisse d’autre choix que de nous identifier à lui. Mais ce personnage, qui est-il ? Avec son chapeau noir et son costume rehaussé du métonymique col blanc, il est ce « on » Heideggerien qui nous force à voir (ou ne pas voir) le paysage avec ses propres schémas de pensée, son conditionnement cognitif : tout le monde et personne à la fois, il est le conformisme incarné, une étiquette sociale insignifiante qui se duplique, se colle et se décolle à l’infini, suivant les marées incessantes des schémas de pensée dominants. Anonyme prisonnier de l’immanence, il est tout à la fois enfermé dans les généralités du sens commun et incapable de se décentrer du nombrilisme humaniste. Mieux vaut donc sans doute pour nous prendre du recul et détourner nos yeux sur le pan de droite : notre regard transperce à la fois la silhouette de l’homme et le rideau pour dessiner une ouverture, porte ou fenêtre, par laquelle notre regard embrasse le réel : sous le rideau la plage.

« Ma peinture […] montre le monde ou nous vivons sans les généralités qui le rendent dépaysant. » 

Mais peut-on se satisfaire de l’abstraction d’un ciel éthéré pour considérer que Magritte en a fini avec l’illusion et a déterré la vérité des ténèbres de la caverne ? Dans deux tableaux présentés, La Réponse imprévue et L’Acte de foi, l’allégorie de la libération des pièges de l’illusion est plus littérale encore : les deux tableaux présentent une porte fermée fendue d’une ouverture béante. La composition a beau être centrale et resserrée, bouchée comme pour nous faire prendre la porte dans le nez et donner une impression d’enfermement, cette porte n’est pourtant qu’un décor en carton pâte qui nous invite à la traverser, puisqu’une entaille correspondant grossièrement à une silhouette humaine y a été découpée.

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La Réponse imprévue, 1933, huile sur toile.

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L’Acte de foi, 1960, huile sur toile.

Mais que nous attend il de l’autre côté ? Après tout, si la peinture est une illusion, cette ouverture n’est elle pas un piège ou une fuite en avant, le cadre de la toile nous laissant juste l’espace nécessaire pour reculer afin de mieux sauter ? La réponse imprévue débouche sur un trou noir : est-ce là un mystère à interpréter ou l’entrée d’une deuxième caverne ? De même, L’acte de foi ne nous promet pas la plage mais un ciel nocturne à contempler en partie à travers la grille de fer du devant de fenêtre. Dans les deux cas, la réponse tant attendue est bien sombre… L’obscurité énigmatique sur laquelle s’ouvrent les portes est elle l’allégorie d’un aphorisme à déchiffrer ? Est-ce là un appel à prendre le relai en franchissant le seuil, à chercher par nous-mêmes en nous plongeant dans l’inconnu avec la frayeur qu’il inspire ou bien une tentative de brouiller notre regard dans un écran de fumée ? Doit-on prêter une attention particulière au titre L’acte de foi pour considérer que la vérité et la réalité ne sont qu’une affaire de croyance dans un monde de simulacres rationnels ? N’est ce pas alors substituer un mythe à un autre ?

La fin de l’exposition semble toutefois nous donner une piste intéressante : à travers le thème de « La Réalité composite », les œuvres rassemblées dans la dernière salle se dégagent de l’impasse de la représentation et nous donnent une ébauche de réponse : dans Le Beau monde, la réalité est (au sens premier du terme) kaléïdoscopique : puisque la trompeuse mimesis referme son piège sur notre regard en recomposant la réalité de manière logique, la solution est dans l’éclatement, la multiplicité. De la même manière que les statues antiques, considérées comme des canons de Beauté, comme des pures incarnation du Beau et la Vérité pendant des siècles alors qu’elles ne sont que le fruit d’une recomposition de partie anatomiques de modèles différents, un paysage, une composition, n’est qu’un pantomime d’uniformité et d’unité.

En ce sens, peindre la vérité implique de s’affranchir du diktat de la transformation géométrique pour donner à voir la réalité dans sa multiplicité simultanée. Le Beau monde croise ainsi une double influence cubiste et orphiste pour nous libérer des pièges de l’illusion : affranchi de tout cadre et de toute limite, de tout point de vue imposé, l’ensemble flotte dans un bleu éthéré où transitent paisiblement de moelleux nuages blancs. Pure pensée ouverte, ce tableau est une invitation à recomposer mentalement la scène en fonction de sa propre perception, de sa propre imagination : on peut tout aussi bien se voir à l’intérieur d’une pièce où devant une fenêtre bordée de rideaux épousant le bleu du ciel une pomme est posée sur une table, que s’imaginer de l’extérieur en train de regarder à travers un rideau transparent une pomme posée sur une table.

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Le Beau Monde, 1962, huile sur toile.

 

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Robert Delauney, Fenêtres ouvertes simultanément, 3ème partie, 2ème motif, huile sur toile, 1912.

La rétrospective Magritte au Centre Pompidou est donc une belle surprise et une très bonne exposition. Première bonne nouvelle, l’exposition n’est ni une monographie exhaustive ni une compilation des classiques de Magritte : la sélection d’œuvres, juste et rigoureuse, sert l’angle de l’exposition sans nous faire craindre l’overdose. Saluons de nouveau le choix courageux d’avoir refusé la facilité en faisant redécouvrir Magritte à la lumière des théories de l’art et de la philosophie par rapport auxquelles il a pris position à travers son œuvre. Pour cela, point de longs discours alambiquées ni d’effet white cube, mais un juste entre deux pédagogique : au devant de chacune des cinq salles chronologico-thématiques, un récit ou un texte théorique fondateur met en perspective l’œuvre de Magritte avec l’héritage par rapport auquel il se positionne. L’exposition réussit brillamment à changer notre regard sur l’un des artistes modernes les plus connus du grand public en nous donnant les moyens d’aller au-delà d’un premier niveau de lecture pour mettre en relief la singularité de l’œuvre de Magritte par rapport à ses compères surréalistes : point d’arbitraire du signe ni d’association libres, mais au contraire une peinture-philosophie qui entend produire des associations éloquentes, dont la force allégorique nous libère de nos habitudes de perception et démasque de manière remarquable les chimères de la rationalité pour en faire surgir une poésie hors du commun. Brisant le cadre de la fenêtre albertienne, Magritte mêle mots et images pour faire de ses œuvres bien plus que des tableaux inanimés, mais des pensées en action.

Toutefois, en mettant l’illusion de la mimesis à nu, Magritte nous donne la clé des champs autant qu’il nous laisse sur notre faim quant aux nouvelles perspectives de la peinture une fois celle-ci émancipée des canons classiques. On peut également se demander si l’œuvre de Magritte ne prend pas le risque de s’aliéner, de tourner en rond en s’enlisant sans la théorie. En voulant redonner toute sa dignité à la Peinture par rapport à l’écrit, ne réduit-il pas au contraire ses œuvres à des illustrations de textes en flirtant d’un peu près avec la théorie de l’art ? Ne fait-il pas simplement qu’imiter en image ce que les mots avaient déjà réussi à illustrer bien des siècles avant lui ? Ce qui est sûr, c’est que Magritte nous a bien pris dans ses filets de peintre-philosophe puisque nous voici en plein questionnement… car malgré tout, un je ne sais quoi nous donne envie d’y croire, quitte à enfoncer volontiers des portes ouvertes pour que s’ouvre grand la fenêtre de la Vérité…

2 Commentaires

  1. Floralie

    Merci pour votre article fort intéressant ! Je vais continuer à vous lire.. Floralie

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