[FIAC 2016 Place Vendôme] Sous le bling bling l’épure

Après le sulfureux Mc Carthy en 2014 et le transparent Dan Graham l’an dernier, c’est au tour de Ugo Rondinone de prendre la place Vendôme dans le cadre du Off de la FIAC, du 20 au 23 octobre 2016. Parce que la FIAC n’est pas seulement l’occasion d’une frénésie mercantile mais aussi de montrer de l’art hors des sacro-saints murs du Grand Palais, le Off est probablement la seule véritable place to be. Mais en parlant de place, n’y a-t-il pas là un paradoxe à vouloir échapper au bling bling en se réfugiant dans la gueule du loup ? Loin du hors sujet, Ugo Rondinone joue la carte du contraste entre nature et artifice avec un duo d’œuvres intitulées Spring Moon et The Observant. Pour s’emparer de la place, l’artiste est donc armé à sa gauche d’une forêt d’arbres blancs torturés et à sa droite d’un groupe de cinq géants de pierre. En faisant ressurgir une (quint)essence des forces de la nature au cœur même de l’artifice du luxe, l’artiste fait craquer le vernis botoxé des vitrines. Face à cette puissance sacrée et indomptable, les plus précieux joyaux paraissent d’un coup bien dérisoires…

On pose le pied place Vendôme comme l’on embarque sur le plus beau des manèges : strass et paillettes nous font tourner la tête, celle de Napoléon tenant la barre, perché en haut du mât. Une fois pris dans l’élan, les vitrines aimantent notre regard, rivalisent de superlatifs, nous mettent des étoiles plein les yeux et nous donnent ce sentiment de vertige qui oscille entre ivresse et nausée. Comme un poisson dans son bocal, l’on en fait tour en lustrant les vitrines quitte à tourner en rond, pris dans les rails du merveilleux circuit. Dans ce microcosme doré où tout tourne rond, la déesse Luxe est partout honorée, chaque enseigne appuyant sa révérence par des offrandes plus splendides les unes que les autres, espérant l’immortalité en guise de reconnaissance. Mais hormis sa colonne centrale et ses vitrines, que peut offrir la place à quiconque détournerait le regard ? Une fois que le bal des voitures s’épuise à tourner encore et toujours en rond sur une route aussi lisse que la surface d’un vinyle et que la nuit vient, le néant retombe chaque soir et tutoie les lucioles des vitrines qui continuent jour et nuit à capturer le regard des passants.

Mais depuis hier matin et pour quatre jours, cet espace vide s’est métamorphosé : dans ce no man’s land entre la pointe du compas et son cercle doré a surgi d’un côté une forêt d’arbres blancs et de l’autre un ensemble de figures humaines en pierre, les deux groupes étant élevés du sol de quelques centimètres par une estrade-socle en bois brut. Pour la forêt d’arbres blancs, passe encore, elle se fond plutôt bien dans le merveilleux de l’ensemble. Mais les bonhommes en pierre, c’est un peu le cheveu sur la soupe, non…? Si, et tant mieux.

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Ugo Rondinone, Spring moon, 2011, aluminium blanc.

ugo-rondinone-spring-moon-fiac-2016-place-vendomeÀ s’y approcher de plus près, la blancheur des arbres s’apparente davantage à l’aspect d’un phoenix rené de ses cendres qu’à la douceur d’un manteau neigeux. Calcinés, torturés, mais robustes et majestueux, leur teint diaphane leur confère une pureté intacte et éternelle qui rend leur écorce semblable à celle de la Lune.

À la manière des arbres qui plantent le décor de nombreuses toiles du romantique allemand Friedrich, ces arbres doivent leur beauté torturée à leur processus de croissance accidenté : pour la plupart, ils sont comme nés d’une torsion dialectique entre des forces indomptables qui, rigidifiée en nœuds massifs donne naissance à des branches difformes qui s’affinent et se convulsent pour toucher le ciel.

ugo-rondinone-spring-moon-fiac-2016-place-vendomeCe pur processus de développement nous offre même l’illusion de veines gonflées, d’organes contractés dont certains ont l’air de gargouilles émergeant de l’aluminium au prix d’un duel avec la matière et leurs semblables.

Bien loin de la beauté de façade, trop lisse et uniforme pour être vraie, du décor en carton-pâte qui tapisse la place Vendôme, ces arbres font résistance et imposent leur expansion incontrôlable à la face policée de ce qui n’est plus qu’un arrière plan. Le vernis craque et les dorures ont le teint blême : il semble qu’une force les dépasse.

Car dans la brèche ouverte par les bosses et les trous, le dur et le mou, le brûlant et le glacial, c’est tout le spectre des éléments qui resurgit des entrailles de la Terre. Du coulis de lave brûlant et mou des racines jusqu’au sommet piquant des fines flammes, des concrétions rocheuses torturées à la grâce arrondie de leurs déhanchés, ces arbres sont l’émanation même des forces de la nature, de partout et de tous temps souveraines, auxquelles la monumentalité n’a pas volée leur dynamisme fougueux ni leur noble élégance immaculée. La Beauté à l’état brut.
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De l’autre côté de la place pavée a ressurgit la plage. Ou plus précisément les statues plantées sur les plages de l’île de Pâques. À moins qu’il ne s’agisse de cousines lointaines. Quoiqu’il en soit, à moins que notre narcissisme d’homo sapiens ne nous pousse à voir en toutes choses notre propre reflet, il semble que nous soyons face à cinq bonhommes de pierre bruts de décoffrage et hauts comme deux hommes, résultant chacun d’un empilement de rochers à la Stonehenge style, les fragments rocheux figurant chacun des jambes, des bustes et des têtes.

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Ugo Rondinone, The Observant, 2015, grès et inox.

À face ou à pile ? Ces figures, aussi monumentales que muettes, imposent leur présence hiératique autant qu’elles se dérobent à nos yeux : nous avons beau les regarder, notre regard ne croise jamais le leur. Mais si l’on s’en fie au titre de l’œuvre, The Observer, elles en revanche nous observent du haut de leurs millénaires d’histoire. Nous avons beau tourner autour d’elles comme des fourmis en cherchant à les identifier, elles sont méconnaissables ; la tâche est plus rude qu’avec les enseignes qui nous encerclent. Impossible donc de savoir si nous sommes face ou dos à ces statues, tant leur tête est sans visage, vierge de tout trait, littéralement abstraite.

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Quant à leurs corps auxquels nous cherchons à donner un sens, ils se dérobent de notre schéma cognitif : les blocs aux faces accidentées sont disposés de manière si approximative, dissemblable et décalée qu’ils brouillent toute notion d’angle de vue, de symétrie, d’harmonie… en somme l’ensemble des codes nous permettant d’identifier et de juger un objet culturel, tels qu’ils transpirent de chaque pierre, chaque colonne et chaque pavé de la place Vendôme. Pour autant, il y a bien assemblage anthropomorphique de ces blocs, dont on pressent qu’ils sont davantage que de simples pierres. Invisibles à nos yeux d’humains, abstraites et indéchiffrables, ces figures n’appartiennent pas à l’ordre des apparences auquel notre perception est limitée et que cette place sacralise. Détachés de la surface du réel, ces totems sont de l’ordre du symbolisme et de l’épure. Ils renferment uniquement l’essentiel dans leurs cœurs de pierre : une vérité éternelle, immuable et inaccessible au commun des mortels ; une sacralité à l’état brut née de l’économie des moyens.

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Nous voici également confrontés à une expérience radicale de l’altérité, qui réduit l’inconnu à un amas de matière auquel nous ne pouvons donner sens et avec qui nous ne pouvons interagir. Vrais de partout et de tous temps, ces bonhommes décidément peu bavards peuvent tout aussi bien appartenir à la génération des statues de l’île de Pâques, qu’au futur ou même à une autre galaxie, que pouvons-nous en savoir… ?

D’où qu’ils viennent, ces immortels pétrifiés ont quand même mauvaise mine. Dépareillés, tâchés  et la tête mal faite, ils ont tout de ces géants balourds qui servent de faire valoir aux princes charmants dans les contes de fée. Hors sujet. Ces blocs de pierres désordonnés, hétérogènes aussi bien par leur texture que par leur couleur, ne relèvent pas de l’esthétique mais de l’essentiel : des puissances immuables, de tempêtes en soleils, de montages en abymes, ont façonnées leurs corps-esprits d’une sagesse millénaire.

Cette sagesse sacrée née de l’union indomptable des forces naturelles et d’une sacralité venue d’ailleurs, les arbres blancs et les hommes de pierre en sont la résurgence et les totems. Nul n’ignorera désormais grâce à Ugo Rondinone non seulement son existence, mais surtout qu’elle est plus inaccessible et plus précieuse encore que tous les joyaux de la place Vendôme. Et de la nef du Grand Palais.

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